22e Prix Fondation Pernod Ricard
Soleil Blanc, 2021
Dimensions variables
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Soleil Blanc, 2021
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Soleil Blanc, 2021
Dimensions variables
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Soleil Blanc, 2021
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Bonaventure (Trafiquer les mondes)
22e Prix Fondation Pernod Ricard
Curatrice Lilou Vidal
Avec :
Meris Angioletti
Carlotta Bailly-Borg
Minia Biabiany
Gina Folly
Renaud Jerez
Boris Kurdi
Tarek Lakhrissi
Chittah Skalaye*
Guida Skani*
Gluta Skari*
Adrien Vescovi
L’un des grands enjeux de notre temps c’est que le savoir soit transformateur, qu’il éveille l’imagination, qu’il rende le monde encore plus intéressant, qu’il désintoxique de la tristesse des « on sait » et des « ce n’est que ». [1] Isabelle Stengers, Résister au désastre, Éditions Wildproject, 2019, p.33
Dans un monde fragilisé tel que le nôtre, que peut faire l’artiste, sinon fabriquer des êtres et des mondes, interroger le vrai, réparer ou court-circuiter l’histoire, guérir et repeupler l’imaginaire, fabuler de nouveaux récits ou tirer les fils des possibles enfouis dans le réel ? Cette exposition accueille une génération d’artistes aux pratiques diverses et plurielles, traversée par des questions sociétales, identitaires et planétaires en effervescence, évoluant dans une époque trouble au futur incertain dont la crise actuelle exacerbe le flou et l’imprévisibilité́. L’incertitude ambiante d’aujourd’hui, compromettant les ardeurs de puissance et les stratégies de planification, rend compte d’un nouveau climat mondial, confus, flottant, vecteur de nouveaux scénarios « sans garantie »1. Outre leurs approches spécifiques, les artistes invité·es dans ce projet semblent partager l’intuition commune de puiser librement dans l’enchevêtrement des sources du réel tout en questionnant les systèmes de croyance et de transmission pour générer, tel un acte de résistance, une expérience de l’imprévisible, un imaginaire alternatif et poétique ainsi que de nouvelles formes et récits inédits.
Tel·les des diseur·euses de bonne aventure connaissant les stratagèmes des conteur·euses d’énigmes – consistant autant à formuler des questions qu’à trouver des réponses – ils et elles nous invitent à nous projeter dans d’autres mondes, en marge, inclusifs, polyglottes, transgressant la norme, les formes dominantes et le cours de l’histoire, peut-être bien même à échafauder des écologies antidotes et un avenir possible. Questionnant le désir illusoire de maitriser le futur, Bonaventure ne se fonde pas sur une pensée ésotérique en tant que telle, mais emprunte aux jeux des hypothèses leurs format subversif et relève davantage d’une investigation expérimentale, indisciplinée et poétique pour dire le monde autrement.
Le titre enjoué, Bonaventure, dissimule une ambiguïté, tandis que le ton positif donné à cette pratique divinatoire marginalisée qu’est « la bonne aventure » – prédire le destin d’une personne, qu’il soit bon ou mauvais – ne saurait occulter l’opacité́ du doute et l’incertitude d’un futur inquiétant, même au milieu des promesses et des attentes d’une vie meilleure. Plutôt qu’un exercice sur l’art de prédiction des magicien·nes, sorcier·ères ou soigneur·euses des mots/maux du présent, il s’agit d’une mise en résonance de pratiques et de pensées créatives d’une génération d’artistes prise entre les idées de lutte et de guérison, sachant autant actualiser qu’anticiper des télescopages culturels et géographiques complexes. Face aux différents ravages (écologique, social et mental)2 réalisés au nom du concept de « progrès » imposé par les sociétés patriarcales et capitalistes, d’autres formes de savoir et de croyance, provenant de cultures populaires et minorisées, semblent ressurgir et retrouver leur fonction réparatrice. L’énoncé de ce projet renvoie tant à la contrefaçon des savoirs, à la mise en place de nouveaux récits dissidents qu’à la clairvoyance, l’invention, et la ruse des « trafiquant·es d’illusion »3. C’est ainsi que les autorités ecclésiastiques appelaient les femmes tsiganes, nomades au XVe siècle, par crainte probablement qu’elles ne libèrent trop les esprits des pouvoirs dominants en lisant, et en imaginant un avenir possible dans les lignes d’une main inconnue, en échange de quelques pièces. Ces artistes se rejoignent à la lisière d’un enchantement grinçant et au seuil de certaines « fabulations spéculatives »4.
Tel·les des cueilleur·euses dans les marges du monde, ils et elles cultivent des méthodes et des récits, « tout plein de commencements sans fins, d’initiations, de pertes, de métamorphoses, de traductions, de bien plus de ruses que de conflits, de bien moins de triomphes que de pièges et de désillusions ; tout plein de vaisseaux qui restent coincés, de missions qui échouent et de gens qui ne comprennent pas »5. Elles et ils questionnent et détournent les modes de construction du récit et de la circulation de l’information, tout en déstabilisant les notions de finalité́, de valeur et d’authenticité́ à partir de structures narratives hybrides. Celles-ci convoquent l’oralité́, des histoires enfouies de la colonisation, des fictions mythologiques ou folkloriques, des récits d’anticipation ou de « futurité queer »6, ainsi que des rumeurs urbaines ou des pratiques marginalisées de voyant·es en tout genre.
Loin de l’inéluctabilité d’un destin, cette Bonaventure ne saurait se résoudre à un fatalisme irrévocable. Au contraire d’une histoire linéaire ou univoque, elle prend ancrage dans les mécanismes spéculatifs de son fondement et ne craint pas non plus la collision des mondes réels et fictifs. Elle trafique une arborescence de récits, d’hypothèses floues, de légendes et d’épisodes oubliés ou non encore advenus, selon une relecture du passé, des réagencements de réalités, mais aussi des usages et rituels sibyllins et décalés. Autant d’aspirations à décoloniser l’imaginaire, à défaire l’histoire pour mieux transformer le présent et amorcer une nouvelle pensée du futur.
Finalement, la Bonaventure nous entraîne dans une péripétie à temporalité variable, de partage et de médiation avec l’inconnu, le temps d’un échange intime à l’autre, dans l’opacité, le doute et la coïncidence des possibles.
Lilou Vidal
- Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, Les éditions des mondes à faire, 2020. « So far » cher à Donna Haraway, traduit de l’anglais par Vivien Garcia, p. 9. 2. La correlation de l’écologie mentale, l’écologie sociale et de l’écologie environnementale fut développée par Felix Guattari dans son ouvrage Les Trois écologies publié en 1989. — 3. Nicole Edelman, Histoire de la voyance et du paranormal, Editions du Seuil, Paris, 1995, p. 9 — 4. Donna J. Haraway, Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Duke University Press, 2016. Voir le concept de SF: String Figures, Science Fact, Science Fiction, Speculative Feminism, Speculative Fabulation, So Far. — 5. Ursula K. Le Guin, La théorie de la Fiction-Panier (The Carrier Bag Theory Fiction), 1986. Traduit par Aurélien Gabriel Cohen, paru sur Terrestres, Octobre 2018 (www.terrestres.org).— 6. José Esteban Muñoz, Cruising Utopia: The Then and There of Queer Futurity, NYU Press, 2009.